Les débats concernant un éventuel retournement de cycle pour l’industrie de l’aviation commerciale vont bon train depuis quelques mois. Beaucoup s’interrogent en effet sur l’existence d’une bulle au niveau des impressionnants carnets de commandes des deux principaux avionneurs mondiaux, une tendance alimentée par de multiples facteurs conjoncturels qui, mis bout à bout, influeraient de façon profonde sur une trajectoire qui n’a jamais connu de précédent. Peu en revanche sont encore prêts à remettre en doute les prévisions de croissance du transport aérien mondial, qui continue inexorablement à doubler de taille tous les 15 ans, voire tous les 10 ans dans des régions comme la Chine.
Il faut dire que beaucoup d’experts ont été habitués à un temps où l’industrie aéronautique civile moderne était régie par des périodes cycliques relativement régulières, affichant le classique diptyque d’emballement des commandes suivi d’une période de surcapacité. A chaque fois, ces cycles étaient d’ailleurs très proches des célèbres cycles de Juglar connus au niveau de l’économie mondiale. Cependant, depuis le premier choc pétrolier en 1973, seul le dernier retournement de tendance constaté entre 2001 et 2009 était lié à un transport aérien qui ressemble à celui d’aujourd’hui, à savoir un secteur devenu extrêmement globalisé, s’appuyant sur de puissants hubs et où les marchés émergents commençaient à représenter une taille suffisante par rapport aux marchés dits « mûrs » pour pouvoir avoir une influence sur la tendance générale.
Aujourd’hui, l’argumentation qui pourrait laisser présager de l’arrivée d’un nouveau cycle baissier est essentiellement liée à la très nette diminution des prises de commandes constatée depuis deux ans chez les deux grands avionneurs, alors que le prix du carburéacteur semble se maintenir en dessous des 500 dollars la tonne. Airbus et Boeing avaient enregistré moins de 500 appareils fermes à eux deux au cours des cinq premiers mois de l’année, un chiffre à peine supérieur à un objectif de book to bill supérieur à 1. Il faut dire qu’ils n’ont plus beaucoup d’appareils livrables dans des délais raisonnables, ce qui peut évidemment décourager les investissements. En excluant les appareils de très grande capacité, seuls les A330neo et les 777 de génération actuelle sont globalement disponibles avant la fin de la décennie et rien que pour les monocouloirs A320/A320neo, le carnet est plein pour huit ans aux cadences annoncées de 60 appareils par mois en maintenant un niveau de commandes égal à celui des livraisons d’ici 2020.
Il existe bien évidemment de nombreuses autres tendances qui ne sont pas pour rassurer aussi à court ou moyen terme. Citons par exemple l’inconnue créée en Europe par le Brexit, les conjonctures défavorables en Russie et au Brésil, le véritable frein sur le point-à-point international à destination de la Turquie et qui maintenant pourrait s’étendre à l’intégralité du transport aérien du pays suite à l’attentat perpétré hier à Istanbul. Il y a aussi la saturation du principal hub du Moyen-Orient ou encore le retard à l’allumage de nouveaux transporteurs, à l’instar de la filiale saoudienne de Qatar Airways.
Mais toutes ces petites bulles qui peuvent venir désorganiser les carnets de commandes des avionneurs aujourd’hui ne sont pas des facteurs durables qui pourraient influencer la tendance générale à vouloir augmenter les cadences. Même l’arrivée programmée de nombreux appareils à mi-vie sur le marché dans les prochaines années, souvent issus de contrats de leasing sur 12 ou 15 ans, n’aura que peu d’influence sur les livraisons d’appareils neufs, beaucoup d’entre eux étant de toute façon amenés à répondre à la forte demande d’équipements et de pièces détachées nécessaires à faire voler une flotte toujours plus importante. Une chose est sûre : bulles ne veut pas dire bulle et pour l’instant, l’aviation commerciale n’est tout simplement plus cyclique.

